TRIBUNE - Stéphane Albernhe, managing partner du cabinet Archery, analyse l'impact des hausses de cadence des constructeurs aéronautiques sur leurs sous-traitants. Il s'agit d'un énorme défi pour l'ensemble de la filière.
Avionneurs et compagnies aériennes ne sont plus sur la même longueur d'onde: le décalage entre les impératifs commerciaux des uns et les capacités de production des autres s'est intensifié. Aujourd'hui, une compagnie aérienne qui passe commande devra attendre jusqu'à 7-8 ans pour réceptionner son avion, dans le cas des modèles les plus demandés. Un délai inacceptable pour des compagnies qui doivent accélérer le rythme de remplacement de leur flotte en réponse à deux tendances de fond: une augmentation du trafic aérien mondial de 4,5% en moyenne par an, conjuguée à une baisse de la durée d'exploitation des avions. Le malheur des uns faisant le bonheur des autres, c'est une fenêtre d'opportunité historique pour les nouveaux entrants sur le marché très convoité des plus de 100 places c'est-à-dire les C-Series, E190/195- E2 et autres C919…
La chaîne d'approvisionnement, appelée «Supply Chain», du secteur aéronautique est sous forte tension et cela ne va pas aller en diminuant. Les modèles les plus récents des deux principaux constructeurs, les familles Airbus A320 et Boeing 737, vont voir leur cadence de production augmenter respectivement de 75% et de 100% entre 2010 et 2020. Cette tension va aller croissante, si on y ajoute les nombreuses commandes des nouveaux A 350 et 787 Dreamliner, sans compter les programmes d'autres avionneurs tels que Bombardier (C-Series et Global 7000/8000), Embraer (E-Jets E2), Dassault Aviation (Falcon 7X, 5X, 8X), COMAC (C919) ou encore Soukhoï (SSJ100). Rarement autant de programmes auront été en phase de développement ou de «ramp-up» (montée en cadence) pendant la même période.
Améliorer la maturité des standards de production
Pour faire face à ces carnets de commandes historiques, certains avionneurs ont augmenté le nombre de chaînes d'assemblage (Final Assembly Line) mais cette stratégie a ses limites puisqu'elle ne réduit pas pour autant la pression chez les sous-traitants. Concomitamment, les fournisseurs, dans une recherche de compétitivité et de rentabilité, ont réorganisé leur système de production (délocalisation dans des pays à bas coûts, implantation dans la zone dollar, recherche de proximité géographique avec les clients, etc.), ce qui a modifié considérablement leurs schémas industriels, qui se sont éclatés et complexifiés. Certes, ils ont fait les investissements nécessaires pour augmenter les capacités (surfaces, bâtiments, personnels, machines, etc.) mais ils n'ont pas suffisamment anticipé la montée en maturité et en robustesse de leurs «standards» (pratiques opérationnelles élémentaires). En conséquence, ils ne sont pas en mesure de livrer leurs équipements ou kittings (ensemble de pièces) complets/conformes, à l'heure et au niveau de qualité attendu dans des conditions économiques acceptables.
Face à ce challenge historique, il existe plusieurs réponses. Il est tout d'abord urgent pour les sous-traitants, comme pour les avionneurs, d'améliorer la maturité et la robustesse de leurs standards de production, faute de quoi la performance et la montée en cadence ne se feront qu'en mode «pompier», avec pour conséquence un grand nombre de dysfonctionnements parmi lesquels: retards, non-qualité, manquants, pénalités, surcoûts, surconsommation de trésorerie, dégradation de la réputation, etc.
Mouvement de concentration
Il est ensuite nécessaire que les industriels mènent une réflexion approfondie sur leurs politiques produits (mise en place d'architectures modulaires et standardisation par morceaux), ou a minima harmonisent les spécifications techniques. Les flux industriels doivent être également rationnalisés, en resserrant et en optimisant les panels fournisseurs mais surtout en simplifiant les flux entre les usines, notamment en réduisant les nombreux allers-retours de certaines pièces. À toutes ces mesures doit nécessairement s'ajouter la mise en place de cellules de pilotage de la Supply Chain, avec des indicateurs de performance et des indicateurs opérationnels positionnés en amont, permettant de détecter les dérives par rapport aux objectifs initiaux.
Enfin, les surfaces financières ou l'accès au financement étant souvent insuffisants (les transformations mentionnées ci-dessus coûtent cher et mobilisent de la trésorerie), certains sous-traitants devront se rapprocher, ce qui aura pour conséquence d'accélérer une consolidation déjà démarrée depuis quelques années.
Tous les industriels ne prenant pas la pleine mesure des implications transformationnelles qu'impliquent pour eux des montées en cadence aussi fortes et durables, on peut pronostiquer que les problématiques de Supply Chain aéronautique vont continuer à défrayer la chronique pendant encore quelques temps.
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Source : Le Figaro